Le gravel bike est bien plus qu’un engin tendance : c’est un retour aux sources du cyclisme, mêlant routes oubliées et chemins de traverse. Pour retracer l’histoire du vélo gravel en Europe, il faut embarquer dans un récit technique et narratif, tel un article d’un magazine spécialisé, et parcourir plus d’un siècle d’innovations, de compétitions et d’aventures. Des routes blanches de la Toscane aux sentiers caillouteux de Bretagne, le gravel a toujours été là en filigrane – et son renouveau actuel témoigne d’une révolution cycliste à la fois moderne et enracinée dans le passé.

Des cyclistes sur les chemins du Tro-Bro Léon en 2002, une course bretonne mêlant routes étroites et sentiers gravillonnés, surnommée “L’Enfer de l’Ouest” en référence à Paris-Roubaix.
Origines : des routes européennes à la genèse américaine
Bien avant que le terme Gravel n’apparaisse, les cyclistes européens roulaient déjà sur la terre et les graviers. À la fin du XIX siècle, les premières courses classiques comme Paris-Roubaix (créée en 1896) et Liège-Bastogne-Liège (1892) se disputaient sur des routes en pavés ou en gravier, car l’asphalte était encore rare. Les images d’Épinal du Tour de France montrent d’ailleurs nos forçats de la route gravissant des cols sur des vélos sans vitesses, sur des chemins pierreux dignes des pistes de gravel actuelles. En ce sens, on peut dire que le gravel existait avant l’heure, simplement on l’appelait “cyclisme” !
Cependant, l’essor du vélo gravel en tant que discipline spécifique est souvent attribué à l’autre côté de l’Atlantique. Dans les années 1970 et 1980, aux États-Unis, des cyclistes épris d’aventure commencent à délaisser le bitume pour explorer des chemins de terre et des pistes forestières. Ils bricolent leurs vélos de route pour les adapter à ces terrains variés, en quête de liberté loin du trafic. Ce mouvement pionnier prend de l’ampleur : le terme gravel – qui signifie “gravier” en anglais – s’impose pour décrire ces sorties sur routes non asphaltées. L’idée de mettre des pneus plus larges sur un vélo de route et de partir à l’inconnu germe dans de petites communautés de passionnés, posant les jalons d’une nouvelle catégorie de cyclisme.
Influences et premières épreuves en Europe
Si l’Amérique du Nord est le berceau moderne du gravel, l’Europe n’est pas en reste et puise dans son patrimoine. En 1955, au Royaume-Uni, la Rough-Stuff Fellowship voit le jour : c’est l’un des premiers clubs au monde dédiés aux cyclistes adeptes de chemins accidentés. Leur devise ? Parcourir “les voies les plus rudes et les moins battues” – tout un programme. Cette philosophie du tout-terrain rappelle que, bien avant les vélos spécialisés, des passionnés exploraient déjà les sentiers hors des routes goudronnées.
Dans les décennies suivantes, quelques événements européens préfigurent l’engouement gravel. En Bretagne, la Tro-Bro Léon est lancée en 1984. Surnommée L’Enfer de l’Ouest, cette course intègre des secteurs de chemins agricoles non goudronnés appelés ribinoù en breton – un terme signifiant ces fameuses voies empierrées locales. Le clin d’œil est savoureux, car le mot gravel lui-même dériverait du breton “grevel”, signifiant gravier. Pendant plus de trente ans, la Tro-Bro Léon est restée une curiosité régionale pour baroudeurs, jusqu’à ce que le phénomène gravel la remette sous les projecteurs en montrant que ces “chemins de traverse” font partie de l’ADN du cyclisme européen.
En Italie, c’est un saut dans le temps qui va inspirer le gravel moderne : L’Eroica, créée en 1997 en Toscane, célèbre la beauté des vélos vintage et des strade bianche – ces fameuses routes blanches en gravier de la région de Sienne. Conçue à l’origine pour préserver les chemins historiques de Toscane de l’emprise du bitume, L’Eroica réunit 92 cyclistes dès sa première édition, tous équipés de vélos d’époque. L’événement, non-compétitif et résolument nostalgique, va indirectement engendrer une épreuve professionnelle moderne : la Strade Bianche. Apparue en 2007, cette course pro emprunte les segments en terre de L’Eroica et, en à peine plus d’une décennie, s’est hissée au rang des classiques les plus prisées du calendrier. Son succès fulgurant – Strade Bianche a rapidement été considérée comme un “sixième Monument” du cyclisme – prouve l’attrait renouvelé pour les épreuves mixtes route-gravier. Désormais, voir des champions comme Wout van Aert ou Tadej Pogačar soulever des gerbes de poussière en Toscane ne surprend plus personne.
Développement du gravel : de la marginalité au phénomène
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, quelques événements clés marquent l’émergence officielle du gravel. Au Canada, la première édition de la Paris-Ancaster a lieu en 1994. Le principe : un parcours mêlant routes pavées et chemins de terre, en hommage à Paris-Roubaix, disputé le même jour. Beaucoup considèrent Paris-Ancaster comme la première course gravel moderne, et elle attire toujours des participants sur plusieurs distances (70, 100 km, etc.).
Dans le Midwest américain, les années 2000 voient éclore les premiers gravel grinders – des défis longue distance sur pistes caillouteuses. L’épreuve fondatrice est sans doute la Dirty Kanza 200 (aujourd’hui Unbound Gravel) créée en 2006. Imaginée par Jim Cummins et Joel Dyke, elle propose 200 miles (320 km) d’aventure sur les chemins vallonnés du Kansas. Ils ne sont que 34 cyclistes au départ la première année, souvent montés sur des VTT ou des vélos de cyclocross modifiés. Quinze ans plus tard, en 2022, la même épreuve affiche complet avec 4 000 participants sur des distances allant jusqu’à 350 miles. Entre-temps, Dirty Kanza est devenue Unbound Gravel et s’est imposée comme le rendez-vous mondial du gravel, reflet d’une explosion de popularité.
En Europe, c’est un peu plus tard que la mayonnaise prend, mais le mouvement s’accélère dans les années 2010. Les cyclosportives et randonnées gravel se multiplient. Au Royaume-Uni, la Dirty Reiver naît en 2016 sur les pistes isolées du Northumberland. Ce périple de 200 km, inspiré par l’esprit des épreuves américaines, devient en quelques années un événement légendaire où plus d’un millier de participants bravent boue, singletracks et forêts denses.
En France, des rendez-vous tels que la Gravel Tro Breizh en Bretagne, la Wish One Millau dans les Causses ou le festival Nature is Bike à Angers montrent que l’hexagone embrasse à son tour la tendance. On voit même apparaître des épreuves à mi-chemin entre cyclocross et gravel, ou des catégories gravel au sein de marathons VTT (comme le Gravel Marathon de la Salzkammergut Trophy en Autriche). Pas à pas, le gravel s’enracine en Europe, porté par l’engouement des pratiquants en quête d’exploration et de nature.

Vélo gravel moderne équipé pour l’aventure : pneus larges, freins à disque, guidon type route évasé et bagages bikepacking, prêt à affronter routes et sentiers.
Révolution technologique et impact sur l’industrie du vélo
L’essor du gravel a pris de court l’industrie cycliste, qui a dû innover pour répondre aux besoins spécifiques de cette discipline hybride. Au début, les pratiquants modifient leurs vélos de route ou de cyclocross : on élargit les jantes pour monter des pneus cramponnés, on ajoute des porte-bagages, on ajuste la géométrie pour plus de stabilité. Vers la fin des années 2000, les fabricants sentent le filon et conçoivent les premiers modèles dédiés.

La marque américaine Salsa Cycles est souvent créditée d’avoir lancé le premier vélo gravel “moderne” avec le modèle Warbird en 2012. Ce vélo inaugure des caractéristiques devenues standards : un empattement rallongé et une géométrie plus relax pour la stabilité, un dégagement cadre large pour des pneus de gros volume, de nombreux œillets sur le cadre et la fourche pour fixer sacoches et porte-bidons, le tout en conservant un guidon route courbé. En somme, un savant mélange entre le VTT et le vélo de route.
Rapidement, toutes les grandes marques emboîtent le pas. Specialized, Trek, Giant, Cannondale, Origine et consorts proposent leurs gravel bikes, tandis que des acteurs émergents (3T, Open, Canyon avec sa gamme Grail, etc.) rivalisent d’audace. Les innovations technologiques s’enchaînent pour séduire les gravelistes : cadres en carbone léger mais robustes, suspension discrète (comme le Future Shock de Specialized), tiges de selle flexibles pour filtrer les vibrations, transmission mono-plateau simplifiée inspirée du VTT, et généralisation des freins à disque hydrauliques pour un freinage efficace par tous les temps. Les pneus tubeless de section 35 à 50 mm deviennent la norme, permettant de rouler à basse pression sans risque de crevaison, et offrant accroche et confort sur terrain chaotique.
Cet engouement a un impact majeur sur le marché du cycle. Dans les années 2010, le segment gravel connaît l’une des plus fortes croissances du secteur. Il attire autant le cycliste amateur de randonnées au long cours (bikepacking) que le compétiteur en quête de nouveaux défis. Les magasins spécialisés et les médias s’adaptent : on voit naître des magazines 100% gravel, des sections dédiées dans les salons du cycle, et même des catégories gravel dans les championnats. En 2022, l’Union Cycliste Internationale (UCI) officialise la discipline avec une UCI Gravel World Series de courses qualificatives à travers le monde, couronnée par les premiers Championnats du Monde Gravel organisés en octobre en Vénétie, en Italie. Preuve que l’industrie et les instances sportives parient sur la durabilité du phénomène.
Courses emblématiques et événements phares en Europe
Le vieux continent a désormais adopté le gravel, à sa manière, en l’intégrant dans son riche calendrier d’événements cyclistes. Outre les classiques routes-gravier comme Strade Bianche ou Tro-Bro Léon évoquées plus haut, de nombreuses épreuves 100% gravel voient le jour. En voici quelques-unes qui ont marqué les esprits des afficionados :
Dirty Reiver (Angleterre) – 200 km dans les forêts reculées du Northumberland, un parcours exigeant lancé en 2016 qui est vite devenu la référence britannique du genre. L’organisation sans faille, le camping d’avant-course et l’after festif (pasta party et bière artisanale) en font un rendez-vous convivial malgré la rudesse du défi.
Grinduro (Écosse) – Importé de Californie, le concept Grinduro débarque en Europe en 2017 sur l’île d’Arran en Écosse. Un savant mélange de festival cycliste et de compétition, où seuls certains segments chronométrés comptent pour le classement, le reste du parcours étant l’occasion de rouler entre amis. Le tout dans une ambiance festive où la boue fait partie intégrante du spectacle.
Gravel Rallye Black Forest (Allemagne) – Lancé en 2017 en Forêt-Noire par des guides VTT locaux, cet événement propose sur deux jours une immersion dans les pistes gravillonnées allemandes, avec une journée rando gravel suivie d’une journée course type cyclocross. Un exemple de convergence entre disciplines, reflétant l’ADN multiple du gravel.
Schaal Sels (Belgique) – Bien que née en 1921 comme course sur route, cette épreuve anversoise a opéré en 2015 un virage radical en intégrant des secteurs sur chemin de terre, champs et gravier, à l’image d’une classique nouvelle génération. Ouverte seulement aux élites, elle a été remportée par des stars du cyclocross, symbolisant la passerelle entre cyclisme sur route et tout-terrain.
The Traka (Espagne) – À Gérone en Catalogne, The Traka est un festival gravel avec des parcours allant de 60 km à plus de 500km, attirant une communauté internationale. L’Espagne, avec ses vastes chemins ruraux, s’affirme ainsi sur la scène gravel européenne.
Badlands (Espagne) – Épreuve d’ultra-endurance sans assistance en Andalousie, mêlant pistes gravel et traversées de désert sur plus de 700 km. Ce genre d’événement extrême montre que le gravel s’étend aussi vers l’ultra-distance aventureuse.
Graaalps (Suisse -Italie- France) – Épreuve d’ultra-endurance avec des bases de vie qui part de la montagne à la mer part les 3 pays alpins. En semi-autonomie.
Chaque pays européen a désormais son événement gravel de prédilection, qu’il soit compétitif ou axé sur la découverte. En France, des randonnées comme la Gravel XP ou des rassemblements communautaires tels que la GravelFest viennent compléter l’offre, preuve que la pratique n’est pas qu’élitiste. Par ailleurs, l’UCI Gravel World Series a ajouté des manches en Europe (France, Pologne, Suède, etc.), permettant aux amateurs de se mesurer pour une qualification aux mondiaux. Voir des champions comme Mathieu van der Poel ou Pauline Ferrand-Prévot s’aligner sur des courses gravel (et remporter pour cette dernière le maillot arc-en-ciel gravel) ancre définitivement la discipline dans le paysage sportif.

Le gravel, c’est aussi l’appel de l’aventure : ici un vélo gravel chargé en mode bikepacking, symbole de voyages au long cours mêlant tourisme et sport.
Vers l’avenir : quel futur pour le vélo gravel en Europe ?
L’ascension du gravel ne montre aucun signe de ralentissement. En Europe, on assiste à une sorte de bouclage de boucle historique : le cyclisme revient sur ces surfaces oubliées, mais avec des vélos high-tech et un état d’esprit nouveau. Cette discipline a apporté un vent de fraîcheur, attirant des cyclistes sur route curieux de sortir des sentiers battus, des vététistes en quête de vitesse sur terrain moins technique, et des novices séduits par l’aspect aventure sans la pression de la performance à tout prix. Le gravel incarne un certain retour à l’essence même du vélo : la liberté, l’exploration et la camaraderie. Sur une sortie gravel, peu importe le chrono – on s’arrête admirer un paysage, on repart, on s’entraide pour réparer une crevaison, on partage un bivouac à la belle étoile.
Cette philosophie “ride hard, have fun” a conquis un large public.
Sportivement, l’avenir pourrait voir une structuration accrue : davantage de courses officielles, peut-être un championnat d’Europe gravel, et l’inscription durable des épreuves mixtes dans les grands tours (le Tour de France a déjà inclus de courts secteurs gravel sur le Plateau des Glières en 2018). Mais le défi sera de conserver l’âme originelle du gravel, faite de décontraction et d’aventure, face à la compétition élite. L’industrie, elle, continue d’innover : on peut imaginer des vélos gravel encore plus polyvalents, pourquoi pas à assistance électrique pour démocratiser la discipline, ou des équipements de bikepacking ultralégers pour aller plus loin.
Une chose est sûre : le gravel a réussi à réunifier la famille cycliste. Il crée des ponts entre la route et le VTT, entre la compétition et le loisir, entre le passé et la modernité. Son histoire en Europe, encore jeune, puise dans un riche héritage et s’écrit au présent à grand renfort d’épreuves épiques et d’avancées techniques. Et au vu de l’enthousiasme qu’il suscite, le mouvement gravel a de beaux jours devant lui – avec sans doute bien des chapitres passionnants à ajouter à cette épopée poussiéreuse et glorieuse.
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