Quand on passe d'une épreuve cycliste d'une journée à une course d'ultra-distance s'étalant sur plusieurs jours, la gestion des nuits devient un défi inédit. Rouler à 3 heures du matin après plus de 24 heures d'effort cumulé, sans sommeil réparateur, impose de nouvelles contraintes : combattre la somnolence, planifier des pauses sommeil efficaces, rouler en sécurité dans l'obscurité et adapter sa nutrition. Pour un cycliste aguerri aux longues distances diurnes, aborder sa première nuit en course nécessite une préparation spécifique couvrant à la fois la stratégie de sommeil, le choix des lieux de repos, l'équipement nocturne, l'alimentation, la planification et l'apprentissage issu de l'expérience des vétérans de l'ultra. L'objectif est de minimiser la fatigue sans sacrifier trop de temps de course. Bien gérées, les nuits peuvent même offrir au cycliste des moments de calme et de sensations uniques, la circulation réduite créant une atmosphère particulière propice à la concentration. Dans cet article, nous abordons en détail ces différents aspects pour vous aider à franchir le cap des nuits en ultra-cyclisme dans les meilleures conditions.
Stratégies de gestion du sommeil
La question du sommeil est centrale en ultra-cyclisme : mal gérée, la privation de repos peut conduire à des hallucinations et à une baisse dangereuse de la vigilance, mais dormir trop longtemps risque de compromettre la performance. Chaque athlète a des besoins et une tolérance au manque de sommeil qui lui sont propres. Il n’existe pas de formule universelle, mais plusieurs stratégies courantes peuvent être envisagées pour traverser une ou plusieurs nuits de course :
Microsiestes (quelques minutes) : Cette approche consiste à s'arrêter brièvement (5 à 20 minutes) pour fermer les yeux et relâcher le cerveau. Même très courte, une microsieste peut suffire à relancer la vigilance pour quelques heures de plus. Certains champions de l'ultra misent sur une accumulation de micro-pauses plutôt qu'un long sommeil : par exemple le Français Clément Clisson préfère enchaîner plusieurs siestes d'environ 15 minutes chaque nuit plutôt que de dormir une nuit complète, ce qui lui permet de réduire la fatigue sans trop ralentir son avancée. Ce format de repos express aide à éviter les hallucinations et les coups de pompe tout en maintenant un bon rythme de course.
Sommeil fractionné (cycles courts) : Le sommeil fractionné désigne le fait de dormir par tranches modérées (typiquement 1 à 3 heures) au lieu d'une nuit entière. Beaucoup de cyclistes d'endurance optent pour environ 2 à 4 heures de sommeil par 24 heures, réparties sur la nuit. Souvent, il vaut mieux viser un cycle complet de sommeil (~90 minutes) ou un multiple, afin de se réveiller en phase de sommeil léger et de repartir plus facilement. Ainsi, un coureur peut choisir de dormir ~3 heures chaque nuit plutôt que rien une nuit puis 6 heures la suivante, car la régularité évite les grosses baisses de régime le lendemain. D'ailleurs, la légende de l'ultra James Hayden explique qu'il est plus efficace de dormir suffisamment chaque nuit pour rester mentalement opérationnel en selle, plutôt que de trop rogner le sommeil et perdre du temps ensuite à cause d'erreurs et de ralentissements liés à la fatigue. Selon lui, mieux vaut "trop dormir et rouler vite en étant lucide que dormir trop peu en pensant aller plus vite mais finalement perdre du temps". Pour un débutant, il conseille même de pencher vers plus de sommeil que pas assez, afin d'assurer sa sécurité et ses chances de finir la course.
Sommeil prolongé (nuits en ultra-cyclisme complète) : La troisième option est le repos long, c’est-à-dire prendre une vraie nuit de sommeil (par exemple 5 à 8 heures d'affilée). C’est la solution la plus récupératrice physiquement et mentalement, mais aussi la plus coûteuse en temps. La plupart des concurrents évitent de s’arrêter aussi longtemps, sauf éventuellement la première nuit pour "recharger les batteries" ou en cas de gros coup de fatigue imprévu. S’arrêter dormir 6–7 heures chaque nuit signifie souvent sortir du peloton de tête, mais c’est un choix assumé par certains cyclistes privilégiant le confort ou visant simplement à terminer dans les délais. Si votre objectif principal est de finir en un seul morceau, il peut être judicieux de prévoir un temps de sommeil plus généreux qu’optimisé, sans culpabiliser. D'ailleurs, certaines épreuves imposent un minimum de repos obligatoire tant elles ont constaté les dangers de la privation extrême : la Race Across France exige par exemple 4 heures de pause toutes les 36 heures pour éviter que des coureurs enchaînent deux nuits blanches d'affilée.
Quelle que soit la stratégie choisie, restez à l’écoute de votre corps : des signes comme les paupières qui tombent, une désorientation ou des visions étranges indiquent qu’il faut impérativement s’arrêter dormir. Plusieurs ultra-cyclistes ont d'ailleurs relaté s’être endormis en roulant et s’être réveillés en heurtant une glissière de sécurité ou en chutant au sol – un risque à ne pas courir. Il vaut toujours mieux concéder 15 minutes d’arrêt pour une sieste salvatrice que de finir dans le décor.
Options de repos (nuits en ultra-cyclisme)

La fatigue peut frapper à n'importe quel moment en ultra-cyclisme.
Ici, un participant profite d'un matelas gonflable improvisé pour quelques minutes de sommeil réparateur en pleine course. Trouver un endroit sûr et s'adapter aux conditions du moment est essentiel pour optimiser son repos.
Que ce soit pour quelques minutes ou pour une nuit complète, savoir où et comment dormir pendant une course est crucial. Il existe de multiples options de repos en ultra-cyclisme, à choisir selon le contexte de la course (épreuve self-support sans assistance, course avec bases de vie, etc.), la météo et les préférences personnelles :
Pause d’urgence en sécurité : Parfois, il devient impossible de continuer à rouler sans dormir. Dans ce cas, il faut immédiatement s'arrêter dans un endroit sûr pour une sieste express. Mettez-vous bien à l’écart de la chaussée (jamais sur la route) et, si vous le pouvez, enfilez une couverture de survie pour conserver la chaleur. Laissez éventuellement un feu arrière allumé pour rester visible des autres usagers. Limitez ce repos d'urgence à 10–20 minutes : juste assez pour faire retomber le coup de fatigue et vous permettre de rejoindre un lieu de repos plus approprié ensuite.
Bivouac en plein air : La solution la plus flexible consiste à dormir dehors, dès que la fatigue se fait trop sentir. Cela peut être sur le bas-côté dans un coin herbeux, dans un champ, en forêt... L'avantage est que vous n'êtes pas tributaire d'un lieu précis : vous roulez jusqu'à ne plus en pouvoir, puis vous vous étalez dans un endroit approprié. Cependant, il peut être difficile de trouver un spot à la fois sûr et calme (loin de la circulation et à l'abri des regards) en pleine nuit. De plus, cette stratégie implique d'emporter du matériel de bivouac et donc d'alourdir votre vélo. À vous de choisir le niveau de confort nécessaire : certains se contentent d'un simple bivy (sursac imperméable) autour du sac de couchage, d'autres ajoutent un tapis de sol ultra-léger, voire une petite tente pour se protéger des éléments. Plus votre installation est sommaire, plus il faudra compter sur vos vêtements pour vous tenir chaud pendant la nuit. Le bivouac improvisé offre la plus grande souplesse, mais demande d'être préparé à dormir à la dure.
Abris de fortune (toilettes, bancs, abribus, etc.) : En l'absence de matériel de couchage, ou pour s'abriter des intempéries, les infrastructures publiques peuvent être de précieux refuges. Les toilettes publiques, par exemple, fournissent quatre murs et parfois un toit : on y est à l'abri du vent et de la pluie, avec une température un peu plus clémente qu'à l'extérieur. Un autre grand classique est l’abribus : beaucoup de randonneurs longue distance dorment dans des abribus en zone rurale, où un toit et parfois des parois vitrées offrent un minimum de protection. Le sol en béton d'un abribus est dur mais sec : prévoyez un petit matelas mousse ou votre bivy pour un peu de confort. Les tables de pique-nique et bancs dans les aires de repos peuvent servir également de lit de fortune – plutôt pour de courtes siestes en journée, car la nuit l'humidité les rend froids. À défaut, un banc public est souvent préférable à une table pour s'allonger plus confortablement si vous devez y passer plusieurs heures. Enfin, certaines structures comme les halls de distributeurs automatiques, les entrées d’immeubles ouvertes ou même les porches d'église peuvent accueillir un cycliste fatigué le temps d'un somme. Ces options improvisées dépendent beaucoup du hasard et du terrain, mais un œil attentif en cours de route repérera souvent un coin opportun où se poser. Pensez à toujours garder sur vous de quoi vous couvrir (veste, couverture de survie) si vous vous endormez ainsi à la belle étoile. Par ailleurs, les stations-service ouvertes 24h peuvent faire office d'étape nocturne : on y trouve éclairage, parfois du chauffage et des sièges – même si le va-et-vient et le bruit ambiant empêchent d'y dormir profondément.
Bases de vie et points de contrôle : Sur certaines courses organisées, l'organisation prévoit des bases de vie à intervalles réguliers (tous les 200–300 km par exemple). Ce sont des lieux d'arrêt officiels où les coureurs peuvent se ravitailler, recharger leurs appareils électroniques et, souvent, dormir un peu. On y trouve parfois des lits de camp ou des matelas mis à disposition, ce qui offre un confort bienvenu comparé au sol dur. Profiter d'une base de vie permet de dormir à l'abri et en sécurité, sans avoir à chercher soi-même un lieu de repos. En revanche, vous devez synchroniser votre progression avec ces points fixes : si la fatigue vous submerge avant la prochaine base dans 50 km, il faudra tenir bon ou opter pour une autre solution en attendant. De plus, ces lieux sont fréquentés en continu par d'autres participants – arrivées et départs s'y succèdent à toute heure – donc le bruit peut perturber votre sommeil. N'oubliez pas des boules Quies (bouchons d'oreille) dans votre kit, elles seront précieuses pour grappiller une heure de repos dans une salle bruyante. Malgré ces contraintes, s'arrêter aux bases de vie est un bon compromis entre gain de temps et récupération, surtout lorsqu'on débute.
Hôtels et hébergements payants : La solution premium consiste à s'offrir une vraie chambre pour la nuit. Un hôtel, motel ou gîte d'étape offre le maximum de confort : un lit douillet et une douche chaude vous requinquent immédiatement. C'est idéal pour repartir frais, avec les habits lavés et le moral au beau fixe. Cependant, cette option a ses inconvénients : elle peut coûter cher, surtout dans les zones touristiques et en haute saison, et il n'est pas toujours facile de trouver une chambre disponible au dernier moment sans quitter le parcours. Mieux vaut avoir anticipé : avant la course, faites la liste des hébergements potentiels le long du tracé, à différentes distances (en cas d'avance ou de retard sur votre plan). Si possible, privilégiez les établissements avec arrivée tardive (boîte à clé, réception 24/24) pour ne pas être tributaire d'une heure limite d'arrivée. Une astuce est de réserver dans l'après-midi lorsque vous estimez jusqu'où vous irez ce jour-là – cela garantit un lit le soir même, quitte à annuler si vous changez vos plans. N'hésitez pas non plus à partager une chambre avec un autre cycliste si l'occasion se présente, pour diviser les frais et profiter tous deux d'un bon repos.
En dernier recours, tout abri disponible peut faire l'affaire : certains ont déjà dormi sur des plages en été ou dans des bâtiments abandonnés rencontrés en chemin. L’essentiel est d’être préparé à improviser et d’adapter son choix de repos à la situation. Gardez toujours à l’esprit la sécurité (protégez-vous du trafic et du froid) et essayez d'anticiper vos besoins de sommeil avant de tomber complètement de fatigue.
Sécurité et confort nocturnes
La nuit, il faut redoubler de prudence sur la route.
Un éclairage puissant et des éléments réfléchissants sont indispensables pour être visible des autres usagers. Bien voir et être vu, rester au chaud et vigilant : la sécurité nocturne repose sur un équipement adapté et une attention de tous les instants.
Éclairage et visibilité
Rouler de nuit impose de soigner son éclairage pour à la fois voir la route et être vu des autres. Un éclairage avant performant est primordial pour garantir une bonne visibilité de la chaussée. L'idéal est de disposer de deux sources de lumière complémentaires. Par exemple, une lampe puissante fixée sur le vélo, orientée droit devant, couplée à une lampe frontale sur le casque qui suit les mouvements de la tête. La première éclaire la route en continu (et signale votre présence de loin), la seconde vous permet d'éclairer votre champ de vision périphérique – pratique pour lire une carte, regarder sur les côtés ou dans les virages serrés. Assurez-vous que votre lampe avant offre une autonomie suffisante en mode intermédiaire (au moins 300 lumens) pour tenir toute la nuit, ou prévoyez une batterie de rechange/powerbank.
À l'arrière, un feu rouge clignotant ou fixe est obligatoire. Optez pour un modèle bien lumineux, visible à longue distance. En France, par exemple, la loi impose un feu arrière non clignotant en usage routier – vérifiez la réglementation locale et adaptez le mode de votre lampe. Dans tous les cas, fixez ce feu rouge à un endroit non obstrué (tige de selle, sacoche arrière) et ayez éventuellement un second feu en secours.
Enfin, maximisez votre visibilité passive. Portez un gilet ou un vêtement muni de bandes réfléchissantes(beaucoup de vestes ultra-légères en sont équipées désormais). Vous pouvez également coller du ruban réfléchissant sur votre vélo : sur la fourche avant, les haubans arrière, et même quelques réflecteurs de rayons sur les roues. Cela vous rendra visible sous tous les angles lorsque les phares d'une voiture vous éclairent, y compris latéralement aux intersections. Évitez au contraire les tenues entièrement noires la nuit, qui font de vous une silhouette quasi-invisible dans le faisceau des automobilistes. En somme, plus vous serez un "sapin de Noël" visible, mieux c’est – sans oublier de rester élégant, bien sûr !
Vêtements et protection contre le froid
Une autre composante du confort nocturne, c’est la gestion du froid. La nuit, la température peut chuter brutalement et l’humidité augmente, ce qui décuple la sensation de froid – surtout lorsque la fatigue s’en mêle. Il est donc indispensable de prévoir dans votre kit des vêtements adaptés : même si la journée a été chaude, emportez toujours de quoi vous couvrir durant les heures nocturnes. Un gilet coupe-vent léger ou une veste thermique, des manchettes et jambières, des gants longs, un tour de cou ou bonnet sous le casque peuvent vous sauver la mise une fois le soleil couché. N’attendez pas de grelotter : anticipez. Par exemple, si vous grimpez un col en sueur le soir, mettez une couche chaude avant d’entamer la descente, car la combinaison vent + transpiration peut vite vous glacer. De même, à chaque pause prolongée (arrêt repas, micro-somme), couvrez-vous immédiatement pour ne pas vous refroidir.
En cas de froid intense, n’hésitez pas à ajouter une couche isolante supplémentaire (doudoune sans manches compacte, sur-pantalon de pluie qui coupe le vent, etc.). Pensez également à protéger les extrémités : des sous-gants en soie, des surchaussures néoprène et un bonnet suffisent souvent à gagner de précieux degrés de confort. Si vous prévoyez de dormir dehors, votre sac de couchage (ou couverture de survie) fera le gros du travail, mais n'hésitez pas à dormir habillé avec toutes vos couches disponibles s'il fait froid. Astuce : la couverture de survie, très légère, devrait toujours être dans votre sac – elle vous isolera en cas de bivouac improvisé et peut prévenir l’hypothermie en retenant la chaleur corporelle.
Rester alerte la nuit
Même bien équipé et bien reposé, affronter la nuit en roulant demande une vigilance de tous les instants. La plage 1h–4h du matin est souvent le creux le plus difficile à passer pour l'organisme. À ces heures, le rythme circadien est au plus bas, la route est calme, presque hypnotique, et la somnolence peut vous submerger sans crier gare.
Pour rester éveillé, il faut être proactif. Surveillez les signes avant-coureurs de l’endormissement : bâillements à répétition, paupières lourdes, perte de concentration, vision qui se brouille, tête qui dodeline... Dès que vous ressentez un de ces symptômes, ne jouez pas avec le feu. Arrêtez-vous quelques minutes, descendez de vélo et bougez : marcher un peu, faire quelques flexions, sautiller sur place – l'activité physique relance la circulation et peut vous réveiller momentanément. Profitez-en pour vous hydrater et manger un sucre rapide, car la baisse d'énergie aggrave la somnolence. Certains cyclistes s’aspergent le visage d’eau froide ou prennent un café si du ravitaillement est accessible à proximité. Ces astuces peuvent aider à gagner du temps, mais leurs effets sont temporaires. Si le sommeil vous rattrape à nouveau peu après, la meilleure solution est d’accorder à votre corps ce dont il a besoin : trouvez un endroit sûr et faites une micro-sieste de 10 à 20 minutes, comme évoqué plus haut. Ces quelques minutes de sommeil vous feront perdre un peu de temps sur le moment, mais vous éviteront l'accident qui vous ferait tout perdre.
L’usage de la caféine peut être salutaire pour traverser un passage difficile la nuit. Un café bien serré, une boisson énergisante ou un gel caféiné peuvent vous stimuler pendant 1 à 3 heures. Nombre de cyclistes gèrent leur consommation de caféine de manière stratégique : par exemple, prendre 50 à 100 mg de caféine vers 1–2h du matin pour tenir jusqu’à l’aube. Attention toutefois à la redescente : une fois l'effet passé, la fatigue revient de plus belle, parfois d'un coup. Évitez aussi de surdoser la caféine si vous prévoyez de dormir ensuite (difficile de trouver le sommeil avec 3 expressos dans le sang). Mieux vaut réserver ces stimulants pour la fin de nuit ou en cas d’urgence, et ne pas en abuser plusieurs nuits de suite (sous peine de gros contrecoup le jour suivant).
Il faut également accepter que nos capacités cognitives nocturnes soient réduites. Un cycliste épuisé verra ses réflexes ralentis et sa perception altérée : manque de sommeil et obscurité font mauvais ménage, on évalue mal les distances et la vitesse, avec un risque de freiner trop tard ou de dévier de sa trajectoire. La moindre inattention peut ainsi avoir des conséquences graves (chute dans un virage, collision due à un écart). De plus, les dangers extérieurs sont amplifiés la nuit : un automobiliste peut être lui-même fatigué ou moins attentif, et vous aurez moins de marge pour réagir en cas d’imprévu. Redoublez de prudence : roulez un peu moins vite qu'en journée sur les portions techniques, gardez vos distances de sécurité, et soyez prêt à vous arrêter si quelque chose vous paraît anormal dans votre comportement (étourdissement, hallucination, confusion…). Votre mantra doit être : "Si je doute, je m’arrête." Mieux vaut perdre 15 minutes de sommeil que finir sur une civière.
Nutrition et hydratation
La nutrition nocturne doit compenser la dépense d'énergie continue, tout en restant tolérable par un organisme fatigué. La clé est de fractionner l’alimentation : continuez à vous alimenter par petites touches tout au long de la nuit, même si la sensation de faim est moindre dans l'obscurité. Prendre un gel énergétique, une demi-barre de céréales ou une poignée de fruits secs toutes les heures permet de maintenir un apport régulier en carburant sans surcharger l'estomac. Ce grignotage contrôlé évite le fameux "coup de barre" de 3 heures du matin, lorsque la glycémie plonge. Si vous ressentez un creux important, n'hésitez pas à vous arrêter pour un vrai en-cas : certains cyclistes apprécient une soupe chaude ou des nouilles instantanées durant la nuit pour se réchauffer et apporter des glucides complexes. Un bouillon salé peut faire du bien s'il fait froid, apportant sodium et réhydratation. Veillez simplement à ne pas manger excessivement gras ou lourd en pleine nuit, car la digestion pourrait vous endormir davantage.
En fin de nuit, quand l’organisme commence à puiser au maximum, un apport de caféine couplé à du sucre peut aider à rester éveillé. Par exemple, un gel énergétique caféiné (contenant environ 150 mg de caféine) pris vers 4–5h du matin peut vous maintenir alerte pendant 2 à 3 heures supplémentaires – juste le temps de rejoindre le petit-déjeuner du prochain village au lever du jour. Attention toutefois : chaque corps réagit différemment à la caféine. Testez en amont votre tolérance (certains la supportent mal à l'effort, ou bien cela les empêche de dormir ensuite). Et gardez à l'esprit que la caféine ne remplace pas le sommeil, elle ne fait qu'en masquer temporairement le besoin.
Côté hydratation, ne négligez pas l’eau pendant la nuit. On a naturellement moins soif par temps frais, et l'envie de boire diminue quand le soleil n'est plus là. Pourtant, entre l'effort continu et la ventilation respiratoire, vous continuez de vous déshydrater. Une erreur fréquente est de ne pas assez boire durant les heures nocturnes, ce qui aggrave la fatigue au petit matin (maux de tête, étourdissements). Imposez-vous de vider vos bidons régulièrement : par exemple, prenez quelques gorgées tous les 15–20 minutes, même sans soif. Si vous avez du mal à boire de l'eau "froide" la nuit, emportez des sachets de boisson isotoniques légèrement aromatisées – ça passe souvent mieux. Gardez un œil sur la couleur de vos urines lors des pauses nature : si elles sont très foncées, c'est signe qu'il faut augmenter les apports liquides. Par ailleurs, faites attention à ne pas trop vous surhydrater d'un coup avant de repartir, sinon vous devrez vous arrêter uriner plusieurs fois (ce qui casse le rythme). Mieux vaut boire petit à petit en continu.
Enfin, la nuit complique le ravitaillement logistique : peu de commerces sont ouverts. Anticipez en conséquence. Pensez à faire le plein d’eau et de nourriture avant la nuit, par exemple lors du dernier village traversé en soirée. Remplissez complètement vos bidons et stockez suffisamment de calories (barres, sandwichs, fruits) avant d'attaquer une longue portion nocturne sans point de vente. Il peut être judicieux de dîner copieusement vers 20–21h, puis d'emporter un encas pour 1–2h du matin. Si vous savez qu’une station-service 24/24 ou un distributeur automatique se trouvent sur votre route nocturne, profitez-en, mais n'en dépendez pas exclusivement. En ultra, chaque opportunité d'avitaillement doit être exploitée, car on ne sait jamais ce que la nuit vous réserve. Mieux vaut arriver au matin avec un reste d'eau et de nourriture que l'inverse.
Planification et anticipation
Pour aborder sereinement vos premières nuits en ultra, une préparation en amont s'impose. Voici quelques conseils de planification à considérer :
Étudier le parcours et repérer les points de chute : Analysez le tracé de la course afin d'identifier à l'avance les endroits propices pour dormir (villes, campings, cols abrités) ainsi que les points de ravitaillement. Notez les horaires d’ouverture des commerces et stations-service tout au long du parcours et ajustez votre stratégie en conséquence. Par exemple, s'il y a une longue section isolée avant la nuit, assurez-vous de vous ravitailler avant d'y entrer. De même, repérez les hébergements possibles (hôtels, refuges…) aux kilomètres clés : avec des outils comme Komoot ou Google Maps, dressez une liste d'hôtels à différents kilométrages pour garder de la flexibilité, et privilégiez ceux offrant une arrivée tardive (boîte à clés, réception 24/24). Cette préparation vous évitera de chercher dans l'urgence un endroit où dormir à 23h passées.
Définir une stratégie de sommeil… et rester flexible : Décidez avant le départ d'une stratégie de repos qui vous semble tenable (par exemple, "dormir 2 h chaque nuit vers 2h du matin" ou "pas de sommeil la première nuit puis 4h par nuit ensuite"). Cela vous donnera un cadre de base. Cependant, préparez-vous à l'ajuster en temps réel : il est rare qu'un plan soit suivi à la lettre en ultra. Si vous accumulez du retard ou, au contraire, de l'avance, réévaluez vos objectifs de sommeil. N'hésitez pas à dormir un peu plus tôt ou plus longtemps que prévu si les circonstances l'exigent (fatigue extrême, météo terrible la nuit, etc.), quitte à rouler plus le lendemain. La souplesse est votre alliée. Inversement, si vous vous sentez en grande forme, vous pouvez tenter de prolonger un peu plus avant la pause sommeil, mais sans jamais compromettre votre sécurité. En bref, ayez un plan… mais sachez en changer !
Anticiper la météo nocturne : Consultez les prévisions météo pour chacune des nuits que vous passerez dehors. La température va-t-elle tomber proche de 0 °C dans tel massif ? Une tempête est-elle annoncée ? En fonction de ces infos, adaptez votre équipement et votre itinéraire. Par exemple, si une nuit s'annonce glaciale en haute montagne, peut-être vaut-il mieux viser un abri (refuge, auberge) cette nuit-là plutôt que de bivouaquer à 2 000 m. Ou bien emportez des vêtements supplémentaires ce jour-là. De même, en cas de pluie nocturne prévue, préparez votre tenue de pluie à portée de main en début de soirée. La météo peut complètement changer l'expérience de nuit : mieux vaut sur-prévoir (quitte à porter 200 g de plus) que d'être surpris en t-shirt sous l'orage à minuit.
Tester son matériel… et son corps : Ne laissez pas la nuit de la course être votre baptême du feu en conditions réelles. Profitez de votre entraînement pour faire au moins une sortie de nuit préalable. Partez rouler quelques heures dans le noir, sur des routes connues, afin de tester votre éclairage, vos vêtements et vos sensations. Vous découvrirez peut-être que votre lampe manque de puissance en descente, ou que vos gants d'été sont insuffisants à 10 °C – mieux vaut le constater lors d'une simulation que le soir de la course. Habituez aussi votre corps : rouler de nuit n'a rien d'anodin, et vos yeux, votre esprit doivent apprendre à fonctionner avec la seule lumière artificielle. Ces sorties d'entraînement nocturne, même courtes, vous donneront confiance en vous le moment venu et vous permettront d'ajuster les derniers détails logistiques.
Faire le plein de sommeil avant le départ : Les nuits blanches en course ne doivent pas s'ajouter à un déficit de sommeil préexistant. Dans la semaine qui précède l'épreuve, essayez d'accumuler un maximum d'heures de repos (c'est le moment de faire des grasses matinées et des siestes !). Arriver frais et reposé au départ fera une énorme différence lors de la première nuit : votre corps tolérera mieux une nuit écourtée si vous avez bien dormi les jours d'avant. Évitez le stress de dernière minute et les veillées tardives pour finir les bagages – organisez-vous pour boucler vos préparatifs tôt et passer une vraie nuit de sommeil la veille du départ. Cela peut sembler évident, mais de nombreux coureurs partent fatigués d'emblée, ce qui aggrave ensuite leurs difficultés nocturnes.
Expériences et conseils de cyclistes ultra-endurance
La théorie est une chose, mais rien ne vaut l'expérience de ceux qui ont déjà passé plusieurs nuits blanches sur la selle. Voici quelques retours d’ultra-cyclistes chevronnés :
James Mark Hayden (vainqueur de la Transcontinental Race) : Ce champion britannique prône une approche mesurée du sommeil. Il affirme qu’on n'a pas besoin de se priver outre mesure pour bien figurer : lors de sa victoire sur la TCR, il dormait environ 3 heures par nuit en moyenne, prouvant qu'on peut rester performant sans sacrifier totalement le repos. James met en garde les novices contre la tentation de copier les stratégies extrêmes : vouloir imiter les coureurs qui roulent quasiment sans dormir est contre-productif pour la plupart. Il raconte que lors de sa première Transcontinental en 2015, il avait essayé de suivre le modèle de légendes comme Kristof Strasser en ne dormant que par tranches de 20 minutes, et qu’il a fini par errer pendant une heure, "ivre de fatigue", à la recherche d’un restaurant ouvert sans arriver à prendre de décision cohérente – le temps prétendument gagné sur le sommeil avait été reperdu en lucidité. Sa philosophie est sans appel : le but d'une course est de rallier l’arrivée le plus vite possible, pas de dormir le moins possible. Mieux vaut dormir un peu plus et rouler efficacement, que trop peu et accumuler les erreurs qui vous ralentissent.
Clément Clisson (vainqueur du BikingMan Euskadi, de la RAF2500 et autres...) : Ce coureur français, victorieux sur une épreuve ultradistance ~700 km, attribue en partie son succès à sa gestion du sommeil. Plutôt que de dormir d'un seul bloc, Clément multiplie les micro-pauses de 15 minutes tout au long de la nuit. Dès qu'il sent les premiers signes de fatigue, il n'hésite pas à s'arrêter pour fermer les yeux un court instant, avant de repartir. Cette stratégie lui a permis d’éviter les grosses défaillances et les hallucinations, tout en maintenant un effort constant sans compromettre son avance. Il insiste cependant sur la nécessité de s'écouter et de ne pas franchir la limite où la fatigue devient dangereuse : à la moindre perte de lucidité (étourdissement, vision floue), il sait qu’il doit s’arrêter dormir, même quelques minutes, pour prévenir l'accident. Son conseil aux novices : n’attendez pas d’être à la dérive pour vous reposer un peu, et vous traverserez la nuit bien plus sereinement.
Arnaud Manzanini (finisher de la RAAM) : Organisateur de la Race Across France et finisher de la mythique Race Across America, Arnaud a expérimenté les limites extrêmes du manque de sommeil. Lors de la RAAM (environ 4 900 km à travers les États-Unis), il a dû pédaler près de 20 heures par jour, pendant 12 jours consécutifs, ne s'accordant que de très courts répits quotidiens. Il décrit la privation de sommeil sur cette épreuve comme une véritable torture qu'il a endurée jour après jour, repoussant ses croyances sur ses limites. Cette expérience hors-norme lui a appris à quel point le mental et la préparation jouent un rôle crucial pour tenir malgré l’épuisement. Son retour d’expérience pour les autres ultra-cyclistes est clair : n'imitez pas aveuglément les méthodes des élites sans y être préparé vous-même. Certes, il est possible de rouler presque sans dormir pendant plusieurs jours, mais à quel prix ? Mieux vaut trouver votre propre équilibre sommeil/avancée qui vous permette d'aller au bout. Comme il aime à le rappeler, "l'ultra-cyclisme est un contre-la-montre… qui inclut le temps de sommeil". Autrement dit, roulez vite et dormez intelligemment, et vous irez loin.
Conclusion
Traverser une ou plusieurs nuits en ultra-cyclisme représente un apprentissage progressif, fait d’ajustements et d’écoute de soi. Pour une première expérience, armez-vous de préparation et de prudence : élaborez votre stratégie de sommeil, équipez-vous correctement, anticipez vos arrêts et vos ravitaillements, et inspirez-vous des conseils de ceux qui sont passés par là. Pendant la course, restez flexible et adaptez-vous aux réalités du moment : la meilleure des planifications ne vaut rien si votre corps vous envoie des signaux contraires. Avec l'expérience, vous apprendrez à optimiser de plus en plus vos nuits, gagnant en confiance à chaque fois.
Gardez toujours en tête que la sécurité prime sur la performance. Un coureur qui sait s'arrêter au bon moment pour dormir un peu ira toujours plus loin qu’un autre qui s’obstine au risque de tout compromettre. En gérant intelligemment vos nuits, non seulement vous préservez votre santé et votre lucidité, mais vous augmentez aussi vos chances d'atteindre la ligne d’arrivée frais(che) et fier(e) de vous. Et qui sait, vous découvrirez peut-être que rouler sous les étoiles, dans le silence de la nuit, peut devenir l’un des aspects les plus magiques de l’ultra-cyclisme . Bon voyage nocturne et bonne course !
Comments